Nous qui, avec ces objets devenus nôtres

Ce que l’on prendra (enfin s’il y en a suffisamment) : tasses, verres, assiettes, casseroles, tourtières, saladiers, poêle (rien qu’une seule), draps, nappes, chaises (très vieilles mais restaurées), torchons, dessous-de-plat. Nous qui avec ces objets maintenant devenus nôtres alors qu’avant possiblement, juste virtuellement. Ce que l’on va jeter (pas maintenant parce que la poubelle déborde alors il faudra attendre le passage des éboueurs pour recommencer le ballet d’ici mains pleines jusqu’à la rue mains vides) : coussins troués, petite et blanche baignoire de bébé et ses jeux de bain poussiéreux défraichis, étagères à peindre, planches à recycler, pelotes de laine, tissus variés et déchirés, plusieurs chaises cassées, table de cuisine, tous les couverts en plastique, des poêles (les autres) et quoi d’autre ? Non, pas les livres, on va tous les garder ; d’autant que même le bouquiniste n’en veut pas car il paraît qu’ils ne valent rien. Valent rien ? Il nous faudra appeler pour le réfrigérateur qui ne refroidit plus, la gazinière butane qui ne chauffera plus, le lave-linge rouillé sur tous les bords qui fuit à chaque tournée, et seulement les matelas (les sommiers ? on va peut-être les …), puis le piano droit en bois, et quoi d’autre ? Nous sommes envahis par ces objets devenus nôtres et pourtant qu’on ne peut pas nôtres. Il faudrait assumer.

 

Ce que l’on pourra éventuellement garder parce que maintenant les cartons suffisamment viennent à manquer alors il faut à un moment (que l’on retarde encore et encore) se décider concernant : la boite à sel ébréchée, le poivrier qui n’a jamais poivré (on faisait avec c'est à dire sans), le paquet de sucre entamé, les bouteilles d’huile et de vinaigre entamées aussi, un vase blanc en bon état général, la petite bassine bleue dédiée au lavage plus ou moins minutieux des salades vertes voire aussi des tomates et des poireaux et des pommes de terre et parfois des navets pour la soupe du soir, un mini balai effrangé qui te rappelle les jours où nous faisions comme si nous aussi comme les grands, la boite en fer défoncée qui conservait nos plaquettes de chocolat du goûter. L’histoire de nous qui avec nos objets nouveaux et nos lieux anciens.

 

Ce que l’on ne sait pas et qu’il va falloir se décider vite : tapis, canapé, tables, fauteuil, tapis encore, armoire, tasses, cafetières, bibelots divers. On ne voit pas, on ne veut pas voir ce qu’il faudrait trier.

 

Ce que l’on ne pourra pas prendre (encore que) : le placard à portes coulissantes du couloir, le carrelage gris et noir de la cuisine, le parquet usé en bois massif de l’entrée, les carreaux de ciment du petit couloir jamais chauffé l'hiver et dans lequel nous redoutions de passer mais il le fallait bien pour accéder aux toilettes. Ce que là jamais (encore que) : le miroir doré, accroché au mur à côté du baromètre, au-dessus de la petite table en bois avec un tiroir sur laquelle se trouve la bouteille en verre vert, le vieux téléphone noir à fil (maintenant ça n’existe plus), les décorations de noël, une boîte à secrets que nous aurions aimé ouvrir dans d’autres circonstances. Parce que non. Parce que non on ne peut pas. Les objets sont en permanence à réinventer dans l’espace de nos vies. Nous n’en sommes jamais que propriétaires provisoires. « Non non non on ne peut pas », un souvenir maintenant d’un livre lu à plus petit que soit il y a très longtemps, là même nous devenus grands et matures non non non on ne peut pas, là même nous génération intermédiaire. Doux désir de conserver les objets et leurs implantations dans l’espace d’un lieu. Déserteurs, les objets perdent leur puissance d’évocation d’un temps du passé jusqu’à notre présence du temps instantané de maintenant. Brusquement la prise de conscience que les objets nouvellement implantés perdront leur aura qu’il va falloir réinventer.

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